Taxe GAFA: répercutée ou non?

Taxe GAFA: répercutée ou non?

Par la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019[1], la République française a créé une taxe sur certains services numériques, en l’occurrence l’intermédiation entre vendeurs et acheteurs sur internet et la publicité ciblée en fonction de données relatives à l’utilisateur d’internet. En revanche, sont exclues de l’assiette de la taxe les relations directes entre un vendeur et un acheteur, autrement dit les ventes effectuées sur le site propre de commerce électronique du vendeur.

Une taxe provisoire

Cette taxe est présentée par la France comme un palliatif provisoire à l’adoption par les pays de l’OCDE et du G20 d’une grande réforme, dénommée BEPS (Base Erosion and Profit Shifting)[2], consistant à mettre en œuvre quinze mesures[3] pour traiter la question de l’évasion fiscale, améliorer la cohérence des règles fiscales internationales et assurer un environnement fiscal plus transparent. Les discussions vont bon train à l’OCDE, elles ont d’ailleurs véritablement démarré depuis la présidence de Donald Trump alors que le blocage était total de la part des Etats-Unis du temps de Barack Obama, mais il n’y a toujours pas d’accord.

En marge du sommet du G7 à Biarritz, le mois dernier, le ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, s’est engagé vis-à-vis du secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, à ce que la France rembourse aux entreprises concernées le trop-perçu au cas où la taxe G20/OCDE conduirait à des paiements moins élevés que la taxe française provisoire[i].

Dans l’attente d’un tel accord, la Commission européenne a tenté de mettre en œuvre une taxe comparable à celle que le France vient d’adopter, mais ce projet s’est heurté au veto du Danemark, de la Finlande, de l’Irlande et de la Suède, les questions fiscales requérant l’unanimité au plan européen. Face à cette situation, la France a décidé, à titre provisoire, d’avancer seule.

Les paradis fiscaux : une arme de petits pays contre les grands

Le fait que la lutte contre l’évasion fiscale des multinationales avance dans le cadre du G20 et non dans celui de l’Union européenne est une illustration du fait qu’un paradis fiscal est forcément un petit pays. En effet, pour qu’il y ait davantage à gagner pour un pays à adopter un taux plus bas pour une taxe afin d’attirer des acteurs libres de leur localisation et d’élargir ainsi l’assiette de la taxe qu’à relever le taux et faire fuir les mêmes acteurs, il faut que le poids des acteurs naturellement localisés dans le pays soit faible au regard du poids des acteurs dont un taux plus faible peut déclencher la localisation dans le pays en question.

La taxe est aujourd’hui adoptée. Elle s’élève à 3% du montant des encaissements versés en contrepartie de la fourniture des services d’intermédiation et de publicité sur internet, ce montant étant défini comme le produit de la totalité des encaissements versés au cours de l’année au plan global par le pourcentage représentatif de la part de ces services rattachée à la France évalué lors de cette même année. Il s’agit donc d’une reconstitution d’un chiffre d’affaires lié des services visant des utilisateurs situés en France, mais assujetti à la TVA dans le pays d’établissement du vendeur, qui est fréquemment le Luxembourg ou l’Irlande.

Qui sera le payeur ultime de cette taxe ?

Qui paiera cette taxe ? Compte tenu des seuils de 25 M€ d’activité visant des utilisateurs situés en France et de 750 M€ au niveau mondial, les contribuables directs seront une trentaine de sociétés, en majorité américaines mais, comme le disent A. B. Atkinson et Joseph Stiglitz, « L’un des enseignements les plus utiles de l’analyse économique des finances publiques est que l’agent qui supporte effectivement la charge économique d’un impôt n’est pas nécessairement celui qui paye cet impôt au trésor »[4].

La question de la répercussion de la taxe a été soulevée dans les débats parlementaires français. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, a notamment déclaré à l’Assemblée Nationale : « On nous dit aussi que ce sont les consommateurs qui paieront cette taxe : mauvais argument. Les publicités que vous consultez tous les jours, bon gré mal gré, sur vos téléphones et autres appareils numériques, ne requièrent aucun paiement de votre part. Je ne vois donc pas en quoi la taxation de ces publicités ciblées en ligne pourrait avoir une quelconque incidence sur le consommateur ; ne jouons pas avec les peurs et les faux arguments. »[5]

Depuis la promulgation de la loi, deux acteurs parmi les trente sociétés visées ont pris position sur la question de la répercussion : Amazon répercutera aux marchands français de sa Marketplace la taxe, en portant son taux de commission de 15 à 15,45%, soit une augmentation de 3%[6]. En revanche, Fabien Versavau, PDG de Rakuten France (ex-PriceMinister) a déclaré que son entreprise ne répercutera pas cette taxe en 2019, faute d’avoir pu complètement en évaluer les effets.[7] La position des 28 autres entreprises concernées n’est pas connue à ce jour.

Il faut être en situation hyperconcurrentielle pour ne pas répercuter une taxe sur le chiffre d’affaires

La question de la répercussion ou non par les entreprises des variations de leurs coûts dans leurs prix de vente fait l’objet de très nombreuses études économiques. En général, les variations de coûts communes à toute une industrie sont répercutées, mais, dans le cas où la variation intervient sur un marché de gros, cela peut dépendre de l’élasticité de la demande finale ou de la demande intermédiaire par rapport aux prix.

Amazon, avec sa part de marché très élevée dans le commerce électronique d’une part et avec la multiplicité des services qu’elle offre à ses marchands d’autre part, est un acteur incontournable pour ces derniers. Comme le dit l’un d’entre eux : « Je peux m’abonner a toutes les marketplaces de France, avoir mon propre site internet… si je perds Amazon, je peux fermer boutique ou retourner sur les braderies/marchés. »[8].

Bien qu’en croissance en France en 2018[9], Rakuten, en comparaison, est dans une situation plus difficile. En 2016, Rakuten a dû déprécier, de 200 M€ à 65 M€, le montant du goodwill attaché à sa filiale française, acquise en 2010[10].

Les entreprises connaissent tous les jours des variations de leurs coûts. Dans le commerce, la plupart des variations de coût, quand elles interviennent à l’échelle de l’industrie, sont intégralement répercutées au client, souvent avec un coefficient multiplicateur quand le prix de vente est défini en appliquant un taux de marge constant. Il peut y avoir des retards à l’ajustement du prix de vente (on le reproche souvent aux stations-services en cas de baisse des coûts du carburant), mais la répercussion reste la tendance principale. Dans le cas de la création d’une taxe sectorielle sur le chiffre d’affaires, les choses sont un peu différentes : quand a été créée en 2009, pour financer l’audiovisuel public, la taxe sur les opérateurs de communication électronique, les opérateurs français n’ont pas répercuté cette taxe. En effet, la vivacité de la concurrence entre Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free les en a dissuadés.

A cette aune, plusieurs responsables politiques ont jugé scandaleuse la décision d’Amazon, mais c’est la décision logique de tout acteur qui n’est pas dans une situation ultra-concurrentielle. De toute façon, le payeur final d’une taxe sur les entreprises ne peut être que le client ou l’actionnaire. Les marges bénéficiaires ne représentant qu’une faible fraction du chiffre d’affaires, c’est dans l’immense majorité des cas le client qui doit payer la taxe à laquelle l’entreprise est assujettie.

Le gouvernement français s’est-il tiré une balle dans le pied avec cette taxe ?

Cette taxe doit rapporter 400 M€ par an, ce qui est très peu par rapport à un budget de l’Etat de 328 milliards d’euros en 2019. Rappelons que l’Etat crée des régulièrement des taxes sectorielles sur le chiffre d’affaires : la Tascom pour les grandes surfaces commerciales en 1975, la taxe sur les opérateurs de communication électronique en 2009. Le taux initialement faible de ces taxes a tendance à augmenter quelques années plus tard, à l’occasion d’amendements budgétaires de dernière minute. Il est plus facile politiquement de taxer les secteurs perçus comme riches et en croissance que ceux qui se vivent comme en crise. Il est aussi plus facile de créer une petite taxe sectorielle sur le chiffre d’affaires que de toucher au taux de la TVA, surtout quand ce dernier est fixé au chiffre rond de 20%.


[1] https://www.legifrance.gouv.fr/affichLoiPreparation.do?idDocument=JORFDOLE000038203221&type=general&typeLoi=proj&legislature=15

[2] https://www.oecd.org/tax/beps/inclusive-framework-on-beps-progress-report-july-2018-may-2019.pdf

[3] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/08/27/g7-biarritz-conference-de-presse-conjointe-avec-le-president-americain-donald-trump

[4] TAJ, dans son rapport pour la CIA, cite Atkinson et Stiglitz : https://taj-strategie.fr/content/uploads/2019/03/ccia-dst-economic-analysis-vf.pdf

[5] http://www.assemblee-nationale.fr/15/rapports/r1838.asp

[6] https://sellercentral.amazon.fr/forums/t/cest-nous-qui-allons-payer-la-taxe-gafa/211030

[7] http://www.leparisien.fr/economie/taxe-gafa-rakuten-france-ne-la-repercutera-pas-en-2019-06-08-2019-8129859.php

[8] https://sellercentral.amazon.fr/forums/t/cest-nous-qui-allons-payer-la-taxe-gafa/211030

[9] https://www.ecommercemag.fr/Thematique/retail-1220/Breves/Fabien-Versavau-2018-ete-annee-record-Rakuten-337516.htm

[10] https://www.lesechos.fr/2016/02/rakuten-deprecie-priceminister-1110129